La Côte d’Ivoire connaît une période d’apaisement du climat politique. Mais, depuis un moment, elle est marquée par des tensions entre le camp de l’actuel président Alassane Ouattara et celui de Laurent Gbagbo suite à son retrait sur la liste électorale.
Le samedi 20 mai 2023, la liste électorale provisoire a été présentée aux groupements politiques, organisations de la société civile et aux médias. Le retrait de Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte d’Ivoire , de la liste électorale a suscité de vives réactions et généré des risques considérables dans l’infosphère. Cette décision politique a eu un effet significatif sur la stabilité politique du pays et alimente un débat intense dans les médias et sur les médias sociaux.
Contexte du retrait de Laurent Gbagbo de la liste électorale
Pour comprendre les enjeux liés à ce retrait, il est essentiel de revenir sur le contexte politique en Côte d’Ivoire. Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte d’Ivoire, a été renversé le 11 avril 2011, après une crise post-électorale occasionnant plusieurs victimes.
Après son arrestation, il est visé par un mandat d’arrêt international le 29 novembre 2011 par la Cour Pénale Internationale (CPI) pour des crimes contre l’humanité, lors des violences qui ont suivi son refus de céder le pouvoir au président Alassane Ouattara, vainqueur à la présidentielle du 20 novembre 2010.
Dans une lettre datée du 3 mai 2011 publiée sur le site de la Cour pénale internationale, le président Alassane Ouattara a demandé à la CPI d’enquêter sur les « crimes les plus graves » commis durant les violences post-électorales.
Après une longue bataille judiciaire, Laurent Gbagbo acquitté
Le 31 mars 2021, l’ex-Président Laurent Gbagbo est acquitté par un arrêt confirmatif de la Chambre d’appel de la cour pénale internationale CPI. Antérieurement à cette décision, les juridictions pénales nationales l’avaient condamné par contumace à 20 ans de prison avec pour conséquence juridique la déchéance de ses droits civils et politiques, pour le braquage de la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en 2011. De retour au pays, il prend la décision de se réinvestir en politique et crée un nouveau parti politique dénommé le PPA-CI ( Parti des peuples africain de Côte d’Ivoire).
Les raisons du retrait selon la commission électorale indépendante (CEI)
M. Ibrahim Kuibiert Coulibaly, le président de la Commission Électorale Indépendante (CEI ) lors d’une émission télé du 4 juin 2023 sur la Nouvelle Chaîne Ivoirienne (NCI), a rappelé les différentes lois et les décrets d’application concernant l’inéligibilité du président Gbagbo sur la liste électorale.
Selon le décret du 9 novembre 2022 du code électoral de l’article 11 dit ceci : la période déterminant l’établissement de la liste électorale, ainsi que ses modalités pratiques sont fixées par un décret pris en conseil des ministres sur proposition de la commission électorale indépendante (CEI).
L’article 2 du même décret stipule également ceci: la révision de la liste électorale consiste, à l’actualisation des données des personnes, ensuite l’inscription des nouveaux électeurs sur la liste électorale et enfin la radiation des personnes décédées, des personnes ayant perdu la qualité d’électeurs et celles qui sont dûment inscrites sur la liste électorale. Ce sont là les différents objectifs de la révision de la liste électorale.
L’article 11 du décret dit aussi qu’à l’issue des opérations d’actualisation des données personnelles, de l’inscription sur la liste électorale et de la radiation de ladite liste , la commission électorale établit la liste électorale provisoire pour être affichée afin que celle-ci soit consultée par la population.
Selon l’article 9, tout ivoirien remplissant les conditions pour être électeur peut s’inscrire dans la circonscription de son choix pourvu qu’il ait son domicile, sa résidence ou son domicile fiscal, ou à l’étranger, être immatriculé dans l’ambassade dans laquelle il a été enrôlé.
Lorsque la commission électorale indépendante (CEI) procède au traitement de données collectées sur le terrain, elle passe à la vérification des informations. C’est en ce sens qu’intervient l’article 03 du décret qui dit ceci : tout ivoirien selon son sexe et âgé de 18 ans puis jouissant de ses droits civils et politiques et n’étant pas frappé d’aucune incapacité peut s’inscrire sur la liste électorale.
Or l’article 05 stipule que c’est seulement l’inscription sur la liste électorale qui confère la qualité de l’électeur.
“On ne s’acharne pas sur Laurent Gbagbo. Il y a une décision de justice qui n’est pas l’œuvre de la commission électorale indépendante. La CEI ne fait qu’exécuter ce que la loi dit’’ a expliqué le président de l’institution en charge des élections en Côte d’Ivoire.
Le parti du président Gbagbo ayant appris cette décision, a saisi le tribunal du Plateau, lequel tribunal les a déboutés. C’est ainsi que le président Gbagbo n’est pas sur la liste électorale. À en croire M. Coulibaly, ce sont au total 11.000 personnes qui sont déchues de leur droit civique et politique en Côte d’Ivoire à la suite d’une condamnation devenue définitive.
Une injustice selon les partisans du PPA-CI
Pour eux, c’est une injustice et un jeu politique. Samedi 20 mai 2023, lors de la publication de la liste électorale à Abidjan, Sébastien Dano Djédjé, un cadre du Parti des Peuples Africains -Côte d’Ivoire (PPA-CI), formation de M. Gbagbo, a dénoncé une décision « injuste ».
« Cela remet en cause la crédibilité de la Commission électorale indépendante (CEI), le processus électoral perd de sa crédibilité », a-t-il déploré.
Juste après ces propos du PPA-CI, la commission électorale indépendante (CEI) a tenu une conférence le 19 mai 2023 pour expliquer le contexte et donner les détails et délais des réclamations.
“La CEI fonctionne sur deux bases. La première, c’est la loi et la deuxième, ce sont les accords politiques. Allez dans le domaine politique, allez là-bas et discutez. Et dès que les accords politiques entérinent cela, nous allons exécuter. La preuve, le PPA-CI n’est pas membre de la CEI, maintenant, s’ils le sont cela veut dire que les accords politiques font parties des règles qui régissent la CEI. Ce qui ne peut pas se résoudre juridiquement peut se résoudre politiquement”, a expliqué le Président de la Commission lors de cette conférence.
Retour des tensions
Samedi 19 mai 2023 dans l’après-midi, le Parti des peuples africains (PPA-CI) a tenu une conférence de presse pour dénoncer une « provocation inacceptable ».
« Un tel entêtement de la part du régime ivoirien fait courir de graves risques à la paix et à la cohésion sociale », a lancé Justin Koné Katinan, porte-parole du parti.
Cette non-inscription sur la liste électorale « constitue un casus belli »
« C’est une provocation. Après la radiation de Laurent Gbagbo en 2020, le parti a saisi la Cour Africaine des Droits de l’Homme qui a demandé à l’État de Côte d’Ivoire de l’inscrire. Et c’est cet élément de droit qui a donné l’autorisation au président Laurent Gbagbo d’aller se réinscrire sur la liste électorale », s’est-il justifié et de préciser que : « nous prévoyons tout. C’est-à-dire à la fois l’aspect juridictionnel (…) Nous avons toutes les voies diplomatiques que nous envisageons. Toutes les voies politiques et les autres voies que la loi nous permet d’avoir. Les démonstrations dans la rue, si cela est nécessaire », a averti le porte-parole du parti de Laurent Gbagbo.
Maitre Habiba Touré, avocate de Laurent Gbagbo au cours d’une émission sur la Nouvelle Chaîne Ivoirienne (NCI) le 23 mai 2023, a soutenu que cette décision de radiation de son client « décrédibilise totalement la CEI qui apparaît comme un outil pour éliminer des adversaires politiques, plutôt comme une autorité administrative indépendante », a-t-elle ajouté.
Rappelons qu’après son acquittement par la commission électorale indépendante CPI. À deux reprises, il avait même rencontré le président Ouattara pour « décrisper le climat » politique ivoirien. Mais ces dernières semaines ont été marquées par des tensions entre les deux camps opposés lors de la crise post-électorale de 2010-2011. Une crise qui a fait 3.000 morts selon les chiffres officiels.
Le Parti des peuples africains (PPA-CI) a notamment accusé le pouvoir « d’instrumentaliser la justice » après l’arrestation en février de ses 26 militants pour «trouble à l’ordre public» en marge d’une manifestation à Abidjan. Condamnés en première instance à deux ans de prison ferme, ils ont écopé de deux ans avec sursis en appel .
À l’analyse des dernières déclarations des porte-paroles du PPA-CI et du PDCI-RDA lors de leur dernière conférence de presse en date du samedi 20 mai 2023 pour le PPA-CI et le lundi 22 mai 2023 pour le Parti Democratique de Côte d’Ivoire -Rassemblement Democratique Africain (PDCI-RDA), cela laisse paraître beaucoup d’incompréhension dans le processus électoral en cours. Une situation qui pourrait entraîner beaucoup de violence, et déboucher sur d’autres crises pré et post-électorales à l’instar de 2011 et 2020.
Le président du PDCI-RDA, Henri Konan Bédié, s’est également prononcé sur la radiation de Laurent Gbagbo de la liste électorale provisoire. Il a fait savoir que la présence de l’ex président sur la liste électorale constituait une volonté commune pour la construction d’une paix durable.
« L’inscription de Laurent Gbagbo sur la liste électorale correspond à notre volonté commune de construire une paix durable pour notre pays, c’est un impératif », a affirmé le président Bédié le samedi 27 mai 2023, lors de son discours d’orientation du bureau politique de son parti à Daoukro.
Il a lancé un appel aux responsables de l’administration judiciaire et de la Commission électorale indépendante (CEI) en leur demandant de faire preuve de plus de sagesse et d’impartialité.
« Il n’y a pas de plus grand amour pour son pays que de travailler à construire la paix », a fait savoir Henri Konan Bédié.
En réaction aux propos des deux partis, le Rassemblement des Houphouétistes pour la Démocratie et la Paix (Rhdp) a rappelé que la radiation de Laurent Gbagbo, qui remonte à la présidentielle de 2020, est consécutive à la condamnation de l’ancien Chef de l’État dans l’affaire dite du braquage de la Bceao.
En quête de consensus
Une délégation du parti de Laurent Gbagbo a été reçue il y a quelques semaines par le Premier ministre, le ministre de la Défense et de l’Intérieur et le ministre de la Réconciliation nationale et de la cohésion sociale pour une discussion sur la situation de l’ancien président. Les proches de Laurent Gbagbo ont expliqué que sa présence sur la liste électorale et la question d’une amnistie à son égard font l’objet d’un accord pris lors du dialogue politique conclu en 2022.
Faux, rétorque le ministre de la Jeunesse, Mamadou Touré, qui s’exprimait le jeudi 15 juin 2022 au nom du gouvernement, à l’issue du Conseil des ministres.
« Ces accords politiques ont été signés de façon officielle et ont été publiés. Et, nulle part dans les conclusions ou dans les discussions que nous avons eues, ces deux questions ont fait l’objet d’un accord. Et pour certifier cela, je vous invite à regarder le document qui a été paraphé par toutes les parties prenantes. », a révélé le ministre.
En tournée dans la Mé, la commune d’Alépé, Simone Gbagbo, l’ex-première dame de Côte d’Ivoire, par ailleurs présidente de Mouvement des générations capables (MGC), est revenue sur la radiation de son ex-époux, Gbagbo de la liste électorale provisoire. L’ancienne députée d’Abobo a exhorté le chef de l’Etat à aller dans le sens d’une loi d’amnistie afin de réintégrer le président Laurent Gbagbo sur la liste électorale.
Le président du Congrès panafricain pour la justice et l’égalité des Peuples (COJEP), Charles Blé Goudé a lui plutôt proposé un dialogue entre les trois grands leaders de la politique ivoirienne.
“ Le président Laurent Gbagbo, Guillaume Soro et moi-même, nous ne sommes pas sur la liste électorale. Moi, je n’étais pas surpris. Je sais que je suis condamné à 20 ans de prison. Cette situation perçue par bon nombre d’observateurs de la vie politique ivoirienne comme « une injustice », je souhaite qu’il y ait une rencontre des trois leaders de la vie politique ivoirienne, notamment Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo”, a proposé le président du Cojep.
Trouver des “consensus’’ et des ‘’compromis’’ selon la société civile
Au risque de ne plus jamais revivre les mêmes atrocités de 2010 et 2020, quelques acteurs de la société civile, se sont eux aussi invités dans le débat de la radiation du président Gbagbo sur la liste électorale.
C’est le cas de Rémi Yao Ebrin, Président de l’ONG PEC-CI, une plateforme de la société civile qui regroupe en son sein, 36 organisations qui a tiré la sonnette d’alarme lors d’une conférence de presse sur les conséquences que pourraient engendrer ce retrait.
“Cette génération consciente, responsable et citoyenne que nous représentons a le devoir d’être du côté de la vérité. Le parti politique au pouvoir et la classe politique de l’opposition en ce qui concerne le retrait du président Gbagbo, il y a encore des efforts importants à faire pour des élections crédibles, transparentes et acceptables par tous en Côte d’Ivoire.
Oui, nous devons lutter de toutes nos forces et de toute notre âme afin que nos devanciers, les acteurs de la vie politique ivoirienne et nous, acteurs de la Société Civile, privilégions toujours la voie du dialogue.
Du consensus et des compromis pour régler nos différends, afin d’éviter de nombreuses contestations des résultats qui sortiront des urnes , et qui pourraient déboucher sur d’autres crises pré et post-électorales comme celles de 2010 et de 2020.
Des crises qui ont occasionné de nombreuses pertes en vies humaines et des dégâts importants de matériels ainsi que des déplacés de guerre.
Aujourd’hui, plus que jamais, tous les concitoyens ont la peur au ventre à l’approche des échéances électorales, car depuis ces 20 dernières années, toutes les élections qui se sont tenues en Côte d’Ivoire ont entraîné des violences, de nombreuses pertes en vies humaines et des dégâts importants de matériels ainsi que des déplacés de guerre.’’, a-t-il. Il s’agit ici d’une énième mise en garde sur les conséquences que pourraient engendrer le retrait de Laurent Gbagbo sur la liste électorale.
Le rôle des médias dans l’amplification des informations.
La responsabilité des médias dans la manipulation et l’amplification des informations sont faites à dessin pour susciter plus de réactions de la population sur leur mode de fonctionnement.
Pour les réseaux sociaux, ils sont plus utilisés et accessibles par la majorité de la population, en particulier la jeunesse.
Parlant des chaînes de télévision et la presse écrite et numérique, rappelons que chaque parti politique a au moins son média où il véhicule ses informations dans le but d’informer l’opinion publique et internationale sur leurs activités politiques. Étant toujours à la recherche de l’audience, ces médias privés ou publics publient souvent des informations sans vérification, ne s’assurant pas de leur crédibilité, et peuvent constituer une source de manipulation, voire de tension.
Pour éviter les risques comme ceux de la crise postélectorale de 2010-2011, les médias doivent faire attention à leurs traitements d’informations et à ce qu’ils diffusent pour éviter des tensions au sein de la population. D’où l’impartialité et la transparence dans le traitement de l’information.
RISQUE DANS L’INFOSPHÈRE
L’infosphère est un terrain propice à la désinformation et à la manipulation. Et le retrait de Laurent Gbagbo sur la liste électorale n’a pas échappé à cette réalité. Des acteurs politiques ou religieux exploitent ces événements politiques sensibles pour diffuser de fausses informations et influencer l’opinion publique à travers les médias sociaux.
L’infosphère peut également amplifier les tensions existantes et exacerber les divisions dans la société. Les réseaux sociaux et les plateformes en ligne et les médias classiques permettent aux individus de s’exprimer librement, mais ils peuvent aussi devenir des espaces où la haine, les discours incendiaires et les appels à la violence se propagent rapidement.
Les divisions profondes entre les partisans de Gbagbo et le parti au pouvoir peuvent conduire à une détérioration de la cohésion nationale, un élément indispensable au développement durable et à la prospérité de la Côte d’Ivoire.
Conclusion
Le retrait de Laurent Gbagbo de la liste électorale en Côte d’Ivoire a généré des risques considérables dans l’infosphère. La désinformation et la manipulation, ainsi que l’amplification des tensions, sont autant de défis auxquels le pays doit faire face. L’atténuation de ces risques dans l’infosphère ivoirienne situe à trois niveaux de responsabilité.
- Au niveau des acteurs politiques, nous leur suggérons de tenir des débats politiques responsables et respectueux afin d’éviter de pousser leurs partisans à tenir des discours de haine qui peuvent entraver la paix et la cohésion sociale.
- Au niveau des acteurs de la presse, nous leur proposerons une charte dénommée « charte de la presse numérique ». Cette charte leur permettra d’éviter des écrits incendiaires lors de cette période sensible et également de renforcer la vérification de leurs informations avant divulgation. En un mot, il s’agira d’avoir des écrits responsables durant cette période électorale.
- Au niveau des internautes sur la toile, il leur sera recommandé d’être plus modéré dans leurs prises de parole sur les réseaux sociaux. Peu importe leurs branches politiques, les discours entraînants pourraient être un frein à la paix et à la cohésion sociale.